Naly scruta de ses yeux sombres le paysage environnant : mort et destruction. Elle avait semé de ses bras puissants les graines de l’extermination. A ses pieds gisaient les cadavres des guerriers qu’elle avait vaincus. Leurs yeux vitreux grands ouverts n’exprimaient qu’un immense vide. Elle ferma ses paupières et tourna son visage vers le ciel. La brise apportait un peu de fraicheur sur ses traits endurcis par la guerre. Ses sourcils tenaient en permanence l’attitude singulière d’un arceau fébrile plissant constamment le haut de l’arête de son nez. Une expression perpétuelle de sa rigidité.
De combien d’êtres avait-elle abrégés l’existence ? Elle n’en avait pas fait le compte. Elle combattait depuis si longtemps… Elle se devait de protéger son peuple. Depuis toujours leurs terres aux ressources illimitées étaient enviées par diverses peuplades. Leurs mines recelaient de diamants et leurs fleuves d’or. Depuis des temps immémoriaux ils se battaient pour préserver leurs richesses.
Ils vivaient dans l’opulence, il est vrai. Mais pour préserver cette vie, ils étaient aussi devenus de farouches guerriers. Force de leur expérience et de leur détermination, ils avaient toujours su repousser l’ennemi. Mais que ce soit à cause de la misère ou de l’avidité, beaucoup continuaient leurs assauts incessants. Parmi son peuple, elle était devenue le plus grand d’entre eux. Son obstination et son courage l’avaient érigé au rang de chef. Elle commandait depuis des années une armée d’un millier de guerriers. Elle aurait pu rester à l’arrière et éviter le danger, mais c’était plus fort qu’elle. Une rage l’habitait. Elle avait besoin d’extérioriser la violence qui lui emplissait le corps à coup d’épée dans la chair de ses adversaires.
Aujourd’hui, les choses étaient différentes. C’est cette enfant qui avait tout changé. Ils avaient poursuivi leurs ennemis jusqu’à un village de montagne. Ces lâches se cachaient au lieu de se battre. Elle et une vingtaine de ses meilleurs guerriers les avaient débusqués. Ils avaient enfoncé les portes, fouillé les maisons, renversant les meubles à leur recherche.
Finalement, ils les avaient trouvés. Pas de prisonnier. C’était sa règle. Sa règle à elle, la chef de l’armée la plus sanguinaire de toutes les peuplades du monde… Elle avait ordonné qu’on les brûle vif. Elle avait regardé les flammes arracher des hurlements de douleurs à ses victimes. Pas un seul sentiment de pitié n’avait traversé son cœur.
Et pourtant… Quand elle vit le regard de cet ange, cette petite fille qui respirait l’innocence et la bonté… Elle n’y vit que haine farouche à son égard. Elle découvrit sous ces joues rosées, sous ce teint de porcelaine, sous ces boucles dorées, les traits endurcis qu’elle apercevait dans ce miroir qu’elle fuyait.
L’enfant ouvrit ses délicates lèvres écarlates. Sa bouche, autrefois habituée aux sourires, déclina une grimace répugnante. Une voix sanglotant s’échappa pour hurler avec douleur : « Monstre ! Tu es un monstre ! »
Ses yeux brillaient d’une redoutable fureur. Elle l’observait avec tant d’animosité que Naly ressenti une piqûre fugace lui brûlant la poitrine.
Elle détourna ses yeux de cette douleur insoutenable. Elle observa les corps calcinés et senti sa poitrine se gonfler, ses yeux s’humidifier. Qu’avait-elle ? Elle avait endurci son cœur, cherchant à taire les remords qui l’assaillaient. Elle y était si bien arrivée qu’elle s’était convaincue de son insensibilité. Et voilà que maintenant quelques mots l’ébranlaient ?
Elle avait décidé, il y a longtemps de n’avoir aucune pitié pour tout ceux qui voudraient porter atteinte à leur tranquillité. Mais quelle tranquillité avait-elle ? Aucune. Elle était toujours en guerre. Nuit et jour. Etait-ce sa vraie nature ? Elle le croyait, jusqu’à ce jour. Maintenant, elle en doutait. Qui était-elle en vérité ?
Elle avait pourtant continué la bataille, le lendemain et les jours qui suivirent, malgré la douleur qui lui tenaillait les entrailles. La dureté de ce visage d’enfant et sa voix accusatrice ne cessaient de lui revenir en mémoire, se mêlant à sa propre image. Ses nuits s’étaient peuplées de cauchemars où elle se perdait, ne sachant retrouver son chemin dans un amas de cadavres.
Naly inspectait les environs. Le sang avait encore coulé à flot aujourd’hui. Elle perçut son propre sang s’écoulant dans ses veines, se déversant dans son cœur. Un cœur de monstre ? Un battement sourd démarra dans ses tempes. Non, elle n’était pas un monstre. Ce martèlement qui agitait à chaque instant sa poitrine ne pouvait-être l’œuvre d’un sanguinaire. Si elle laissait son coeur agir à sa guise, il fondait en larme constamment. Sa tête résonnait de coups de tambour. Que devait-elle faire ?
Son ardeur pour la bataille s’était estompé. Elle ne voulait plus combattre. Elle n’avait qu’une envie : rendre les armes. Elle désirait laisser la violence et la hargne sur ce champ de mort. Elle leva les yeux vers ses guerriers qui attendaient ses ordres.
« Trouvez un nouveau chef. La guerre, c’est fini pour moi.»
Avec lenteur, elle sortit son épée de son fourreau. Elle pesait lourdement dans sa main, cette fidèle compagne de guerre. Lorsqu’elle la jeta vigoureusement contre le sol, un poids considérable s’échappa de son être. Naly s’attarda sur son épée, figée dans le sol. Elle se sentait si légère qu’elle pouvait croire posséder des ailes. Elle était interloquée par cette nouvelle sensation.
Décidée à rechercher la sérénité loin de ces lieux maudits, elle enfourcha son cheval et s’éloigna. Elle n’eut pas un regard pour son armée. Elle n’avait plus qu’un but : se retrouver.